Souvenirs du Cdt Mahé

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Le GABRIEL GUIST'HAU ...

Et les souvenirs du Commandant Mahé

Embarqué pour la première fois sur le « Gabriel Guist'Hau » comme 2e Capitaine en octobre 1938, j'en prends le commandement par intérim en remplacement du Capitaine AILLET le 19 juillet 1939. J'avais 34 ans et c'était mon premier intérim, mon bonheur était donc grand.

Après un voyage de pondéreux Angleterre Rouen sans histoire, nous chargeons dans ce dernier port une cargaison de cendres de pyrites à destination de Dantzig.

Nous arrivons en rade de Dantzig le 26 août et commençons par attendre sur rade plus de 24 heures, sans nouvelles, notre poste de radio ne nous permettant plus de capter les émissions de la radiodiffusion française.

Le 27, je reçois dans la matinée la visite de nos Agents « POLSKA AGENCIA MORSK » que j'avais fait alerter par un fournisseur en plus du pilotage, qui m'annoncèrent que je ne rentrerai que dans l'après midi, notre poste n'étant pas libre et m'assurèrent que la situation était inchangée politiquement. Je leur remis donc mes papiers de bord, afin qu'ils effectuent l'entrée en douane du navire.

Nous entrons enfin à Dantzig le 27 au soir et déchargeons toute la nuit à une cadence plutôt réduite, manque de wagons, pour cesser, ainsi que les autres navires, toute activité le 28 au matin. D'après les renseignements que je peux recueillir sur le port, j'apprends que tous les navires anglais avaient reçu l'ordre de quitter le port durant la nuit.

Après avoir donné des ordres pour que le navire soit prêt à appareiller et avisé l'équipage de ne pas quitter le bord, je me rends à l'Agence MORY où la Société m'avait dit de m'adresser en cas de difficulté, pour l'ouverture des bureaux.

J'y rencontre le Commandant du « Robert Mory » qui me dit qu'on venait de lui donner l'ordre d'appareiller au plus vite.

Je suis enfin introduit auprès de M. SELOUZEN, Directeur de l'Agence, qui m'annonce que mon cas est tout différent de celui du « Robert Mory » ce dernier étant sur lest, et qu'il jugeait que je devais rester pour terminer mon déchargement étant donné que le travail allait sans doute reprendre. Pendant ma conversation avec lui, il reçoit une communication téléphonique et, par ses réponses, je compris qu'il s'agissait de notre Siège social. Je lui demande de me passer l'appareil, mais il raccroche en me disant qu'il avait été coupé... ce qui me semble immédiatement louche car il avait en effet terminé par « au revoir Monsieur ».

Je me rends donc immédiatement au Consulat français. Le Consul, très aimable, me dit qu'en la circonstance il ne faut pas faire trop confiance à M. SELOUZEN, Letton de souche allemande et hitlérien. Il me conseille de quitter la Baltique en m'indiquant seulement qu'il n'avait malheureusement pas qualité pour me donner un ordre de départ. Il ajouta que la situation était plus que tendue, des incidents de frontières ayant déjà eu lieu la nuit précé­dente entre l'Allemagne et la Pologne, et que le couloir reliant Dantzig à la Pologne était d'ailleurs coupé.

Finalement, c'est moi qui doit prendre une décision. Si la guerre, comme en 1938, ne se déclare pas et qu'un nouveau Munich se produise, j'engage de grands frais que la Société aura à supporter d'autant plus que le « Risques de guerre » n'est pas stipulé dans ma charte-partie. D'autre part, si la guerre franco-allemande se déclarait, ce qui semblait tout de même très probable, mon navire et son équipage étaient immédiatement prisonniers. En fin de compte, je jugeais que mon devoir était de partir et me mis d'accord avec le Consul pour rallier Christiansand à l'entrée de la Mer du Nord. Il me promit d'aviser la Société de mon départ et de ma destination par la voie diplomatique, ce qu'il fit.

Cependant, pour entreprendre ce voyage, il me fallait souter car il me restait à peine vingt tonnes de charbon à bord. Le Consul me conseilla alors de m'adresser à CHATEL ET DOLLFUS plutôt qu'à l'agence MORY, car le Directeur de cette firme, Colonel français était de ses amis et ferait certai­nement son possible pour me venir en aide.

Le Directeur de CHATEL ET DOLLFUS — certainement un peu 2e bureau sur les bords — m'encourage dans ma décision de départ et me promet que, dès le début de l'après midi, un chaland de charbon et quelques dockers seraient le long du navire, mais de prévoir l'embarquement par les moyens du bord car il n'aurait pas de grue à sa disposition. Je prends donc toutes les dispositions utiles, car le mât de charge N° 2 n'atteignait pas la soute, et dès le début de l'après midi les quelques dockers, aidés par l'équipage, commencent le charbonnage.

En même temps, je reçois la visite du Directeur de CHATEL ET DOLLFUS à Varsovie, avec un chargement de valises qu'il me demande de ramener en France car c'était là ce que possédaient de plus précieux les cinq derniers français restant encore à Dantzig, tous Officiers français et Directeurs de diverses Compagnies. Je lui donne mon accord, et, comme il se demandait comment ils allaient faire eux-mêmes pour partir, je lui propose de les prendre également... ce qu'il accepte aussitôt. Puis réfléchissant qu'une réquisition du Consulat, d'avoir à rapatrier ces Messieurs pourrait, à l'occasion, peser dans la balance pour remplacer un ordre de départ... je lui demande de passer voir le Consul, puisqu'il était de ses amis, et de bien vouloir le prier de lui remettre cette pièce pour régulariser leur départ. Après avoir rempli cette formalité, tout le monde était à bord vers 16 heures.

Vers 17 h, ayant suffisamment de charbon pour rallier la France ou l'Angleterre, je décide d'appareiller, après avoir réussi, non sans palabres, à ce que les Agents « POLSKA AGENCIA MORSK » me rendent mes papiers. Ils voulaient absolument que je leur signe une déclaration me disant responsable du retard apporté au déchargement, puis ensuite que je rallie le port polonais de Gdynia. Je refuse les deux solutions et finalement, pour mettre un terme à ces discussions, j'accepte de leur signer l'accusé de réception d'une lettre qu'ils m'adressaient en me déclarant responsable. Ces braves gens ne comprenaient pas que je refuse de me rendre à Gdynia, car ils voyaient la guerre de courte durée et leur cavalerie rendue à Berlin avant huit jours!

Ils me rendirent donc mes papiers et commandèrent même le pilote, je ne suis donc pas tout à fait parti clandestinement. Mais je déclarai me rendre à ordres à Holteneau aux autorités portuaires.

Quelques heures après mon départ, je rencontre la flotte allemande par le travers de la presqu'île de Ibela se dirigeant vers le port de Gdynia pour le bombarder.

Je rejoins le plus rapidement possible les eaux territoriales suédoises, naviguant durant la nuit avec seulement mes feux de côté en lumières masquées, puis, arrivé à l'entrée des détroits, la nuit suivante, je les passe sans pilote, de crainte de tomber sur des allemands. Les cartes que Jean Poulain m'avait apportées à Rouen n'avaient donc pas été inutiles!

Arrivé à Christansand le 30 dans la soirée, un Agent de ce port m'avise qu'il avait reçu un télégramme de Paris de rejoindre Newcastle. Après avoir toutefois contacté l'Agent consulaire français, je repars donc aussitôt. Et après une traversée totale par brume — que pour une fois je bénissais — nous arrivons sans encombre dans le fief de M. V. A. QuENET. Le lendemain, après avoir fait le plein de soutes, je reçois l'ordre de la Compagnie d'aller continuer le déchargement à Anvers. Mais, en même temps, des ordres du Gouvernement interdisaient de dépasser le méridien de Dunkerque! Nous partons donc pour Dunkerque et c'est dans ce dernier port que nous débar­quons les quelques 2.000 T. de cendres de pyrite restant à bord... Ce que les autorités portuaires eurent l'occasion de regretter plusieurs fois par la suite, car cette cargaison très salissante, resta à les empoisonner durant toutes les hostilités.

Je suis resté sur le « Gabriel Guist'Hau » soit Capitaine ou 2e Capitaine, jusqu'à fin décembre 1940, naviguant jusqu'à l'armistice sans dommage, puis désarmé dans le port de Bordeaux. Je quittai plus tard ce navire pour aller prendre, en 1941, le commandement du « Capitaine Le Diabat » stationnaire en A.O.F. Je repris le commandement du « Guist'Hau » en avril 1942, puis j'eus le cœur lourd de le voir repartir, sans moi, en octobre 1942, quelques jours avant le débarquement allié en Afrique du Nord. Je ne revis donc le navire qu'en juillet 1945 à son retour d'A.O.F. Le pauvre était bien fatigué ayant navigué pendant trois ans là-bas, pour ainsi dire sans réparations sérieuses J'en reprends donc le commandement et nous réussissons quand même à tourner jusqu'en janvier 1946 où nous allons en réparations et transformation à Rouen.

Après les réparations, complètement retapé et gréé en cargo normal avec deux faux ponts, il avait plus fière allure en reprenant sa navigation sous le nom de « Boudjmel ».

Affecté à notre ligne régulière méditerranéenne, il fût surtout durant les premières années, une des unités les plus régulières de la ligne, et la Méditerranée étant loin d'être un lac, j'ai eu de nombreuses occasions d'apprécier à nouveau les qualités nautiques de ce bon vieux « Guist'Hau », véritable rocher à la mer.

Aimé de tous, clients, Agents, autorités portuaires et maritimes et en particulier de son équipage qui m'a toujours très bien secondé pour la création de la ligne, la bonne apparence et la bonne réputation du navire et auquel je rends ici hommage ainsi qu'à nos dévoués Agents.

Nous ne nous limitions d'ailleurs pas au trafic des marchandises et trans­portions à chaque traversée de nombreux passagers, la plupart fort agréables, et qui, malgré le manque de confort du navire pour ce trafic, appréciaient ces voyages en raison de l'ambiance qui régnait à bord. Il leur arrivait pourtant quelquefois d'être victimes de certaines farces, parmi lesquelles celles de la téléphonie sans fil! Nous les faisions parler dans un micro non branché, et leur répondions en faisant pick up sur la réception du bord. Il nous arrivait aussi de leur promettre 8 jours de quarantaine à l'arrivée en France, une épidémie de peste s'étant déclarée après notre départ d'Oran... avec à la clé : prises de sang et même, pendant que nous y étions — ponctions lombaires afin de s'assurer qu'ils n'étaient pas pestiférés! Aussi, lorsqu'ils apprenaient qu'il s'agissait d'une blague, la joie d'échapper à tous ces malheurs leur faisait voir la vie en rosé ! Nous ne faisions d'ailleurs ce genre de farces qu'aux passagers avec lesquels nous sympathisions.

C'était quelquefois un peu corsé... mais cela prenait généralement très bien. Je me souviens en particulier, d'une cabale montée à un jeune écrivain, ami de M. Gilles BERENGIER, qui, après 5 ou 6 communications, soi-disant téléphoniques, croyait réellement que la police l'attendait à Marseille et avait le plus vif regret de n'avoir pas profité de son séjour en A.F.N. pour s'engager dans la Légion!

Un de nos Directeurs parisiens a d'ailleurs pu apprécier la méthode, quoi que le canular qui lui fût monté ait été bien hâtivement préparé.

Nous avons donc effectué notre navigation méditerranéenne jusqu'en 1951 sous la haute et compétente direction de M. PEARCE, avec un seul intermède dune semaine dans la baie des Anges en 1947, pour tourner « MANON »... ce qui me permit de faire mes débuts d'acteur!

En effet, il fallait conserver un cap stable au navire pendant les prises de vues à cause de l'éclairage, donc nécessité de garder un peu d'erré et mettre de temps à autre la machine en avant lentement pour corriger une abattée.

Les pêcheurs niçois embauchés par M. H. G. CLOUZOT pour simuler le débarquement, en tenue de marin, patouillaient pour se tenir accostés à l'échelle de débarquement, malgré les explications que, du bord, je leur donnais Comme le temps pressait, j'embarquai donc dans une embarcation pour leur faire une rapide démonstration.

Ce que voyant, CLOUZOT me demanda d'enlever casquette et chemisette et de faire moi-même la manœuvre, en m'assurant que c'était une prise de vue de nuit (à 16 h)... et que je ne serais pas reconnu. Ce qui d'ailleurs fût réel.

La scène fût réussie en 5 minutes, car les émigrants, auxquels j'inspirais sans doute confiance, se précipitaient pour embarquer dans mon embarcation et CLOUZOT, qui aimait le réalisme, fût servi du premier coup !

Inutile de préciser que l'ambiance joyeuse ne manqua pas durant cette semaine. Un des animateurs de cette troupe sympathique était M. Willy ClVELLE, Ingénieur du son. Comme il ne prenait pas ses repas au salon, où seulement MM. CLOUZOT, WlFE, Michel ÂUCLAIR, Cécile AUBRY et les deux opérateurs mangeaient avec nous, il avait, avec des camarades, envahi le carré des Officiers, en plein accord avec ceux-ci. Un jour, après le déjeuner, je leur avais offert le digestif, et ClVELLE demanda qu'une représentante du beau sexe me remercie, pour ce geste, d'un « baiser de cinéma ». Comme cela durait peut-être un peu trop à son gré, l'aimable patiente me déborda de son poignet droit armé d'un magnifique bracelet à pointes, genre collier de chien policier, ce qui me valut de belles éraflures sur la joue, ressemblant à s'y méprendre à des traces de griffes... La coupable se lamentait, s'inquiétant de ce qu'allait dire ma femme en me voyant ainsi. Mais je dis la vérité à mon épouse, qui prit très bien cette petite aventure.

Pendant les cinq années de navigation méditerranéenne, la bonne humeur cessa rarement de régner à bord du navire, malgré le sérieux travail régulièrement effectué.

Aussi quand, en juin 1951, j'amenai le pavillon français de l'arrière pour que mon remplaçant hisse le pavillon suédois, ce fût un déchirement pour moi. Car j'aimais réellement ce bon vieux navire. Un marin comprendra facilement que j'avais les larmes aux yeux. On ne bourlingue pas pendant plus de dix ans ensemble, sans qu'un Capitaine s'attache fortement à son navire.

Source : B-UIM-35-1962

10/02/2010

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