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M/S "JEAN SCHNEIDER" - 1959 Par le Commandant Georges ICART. C'était bien décidé au départ d'Anvers; le « Jean Schneider » faisant route sur San Juan du Pérou et allant de ce fait passer l'Equateur, on baptiserait à bord, on baptiserait à tour de bras...
Les règles liturgiques en la
matière étaient certes fort vagues dans l'esprit de beaucoup, et le
Capitaine était assez sceptique, ayant vu à diverses reprises des
manifestations de ce genre se limiter à de modestes ondoiements : à
sa surprise et à l'enchantement de tous, l'accès des néophytes et
des catéchumènes au Royaume des Bienheureux enfants de Neptune s'est
effectué selon des rites presque rigoureux, et si ces rites
n'étaient d'avance écrits nulle part, ils rien déroulèrent pas moins
leurs fastes dans la ligne d'une tradition orale aussi touchante que
spectaculaire. Tous ont joué le jeu ! La bonne humeur générale — nous allions dire la Foi — la jeunesse de corps ou d'esprit, devaient faire le reste. Cette innocente et joyeuse mascarade, héritière probable sous son paganisme apparent des respectables mystères moyenâgeux ramenés à l'horizon marin, a vu tour à tour le sérieux succéder au burlesque et des discours imperturbables et pompeux s'y mêler aux rires de garçons de vingt ans. Mais l'improvisation a toujours et curieusement cédé le pas à une organisation intuitive de la mise en scène. En l'absence d'un soleil tropical rebelle aux appels de l'équipage, sous les rafales frisquettes et inattendues d'une trop fraîche brise dévalant des tristes plateaux péruviens, cette modeste et solitaire Fête de la Ligne s'est miraculeusement muée en une belle réussite; la recommencer un jour risquerait — c'est à craindre — d'en gâcher pour bien des acteurs le souvenir charmant... Et voici, transmis par le canal de notre Gazette, le compte-rendu que le Capitaine du « Jean Schneider » mandat à son Armateur, sous la forme des rapports du temps des vieux Capitaines de la Compagnie des Indes qui allaient aux Isles :
Monsieur,
Ce 18eme jour du mois d'août 1960, dernier de Thermidor an 168 du Calendrier de la République, je faisais route avec le « Jean Schneider » cap au sud Vrai du Monde, pour aller selon vos ordres charger dans la baie de San Juan du Pérou une importante cargaison de minerai de fer à l'intention des Maîtres de Forges de Gênes, vos clients et amis.
Ayant déjà traversé plusieurs fois en d'autres endroits et toujours à votre service, les frontières équatoriales, je connaissais les usages et, sans insister, mis en panne mon navire qui, tombant bien entendu en travers au vent se mit à rouler doucement avec quelques légers bris de vaisselle, ce dont je m'excuse. J'entamais aussitôt le palabre indispensable en l'occurrence, arguais de mes précédents passages, et demandais au Souverain de monter à mon bord pour y discuter des conditions de notre passage. A ma satisfaction et très paternellement, il accéda à ma requête et je fis aussitôt gréer à son intention l'échelle de commandement réservée aux gens de haute condition. Mais il crut devoir, sitôt à bord et entouré de toute sa cour et des gardes du corps, aller prendre position dans le magasin avant, y attendant sans doute la venue de mon délégué pour commencer les pourparlers. J'envoyais alors vers lui mon fidèle Second et remis mon navire en route, pensant que le Souverain étant dès ce moment mon prisonnier, il était inutile de perdre votre temps, le mien, et surtout mon tour de chargement à San Juan, sachant pertinemment par la voie des ondes que plusieurs navires étaient eux aussi en route pour ce port et ne feraient, pour essayer de l'atteindre avant moi, aucun quartier.
Les palabres et allées et venues commencèrent bientôt, les émissaires s'agitant en tous sens et faisant les importants, ce qui ne me troublait guère, car je savais à quoi m'en tenir sur ces parlottes. J'étais d'ailleurs fort content de voir pendant ce temps notre navire continuer sa route aux quinze bons nœuds coutumiers. Je pris toutefois, pour honorer mon Hôte et sa compagnie, la précaution de faire costumer quelques-uns des plus dégourdis de mon équipage en Ambassadeurs pour rire. C'est ainsi que le cuisinier, qui habite la Rance et se trouve de ce seul fait aussi Normand que Breton fut affublé d'une tenue de Maire avec écharpe, que l'un de mes matelots originaire du Morbihan revêtit pour la circonstance la gandourah de ses ancêtres et qu'un graisseur finistérien devînt, costumé en bourgeois barbu, ambassadeur accrédité des pays d'Occident. Ayant besoin d'un intermédiaire bavard, nous déguisâmes mon garçon de cabine en Huissier, et l'on tailla pour lui en un tour de main une belle robe noire. On plaça sur sa tête une toque compliquée d'étudiant Oxfordien, ce qui me fit un peu sourire quand je pensais aux fautes d'orthographe dont il émaille ses menus quand il prétend les rédiger. Je fis prévoir en même temps, coincée entre deux panneaux, une grande piscine de toile, sachant d'avance qu'on en aurait besoin. On installa pour finir sur la cale n° 7 une sorte de podium, avec des chaises en fer pour le Souverain et sa suite. J'estimais en effet trop dangereux pour les belles tapisseries des fauteuils de votre navire, le déroulement probable des manifestations. Ces gens de la Ligne, habitués à des sièges marins, n'attachèrent d'ailleurs aucune attention à ce manque d'égards, et je ne pus que me féliciter par la suite de cette prudente disposition. Je priai alors mon Chef-Mécanicien d'armer sa boîte à images pour perpétuer le souvenir de cette rencontre et regrettai qu'il ne pût le traiter avec des couleurs. Ayant le sentiment d avoir fait tout ce que je devais, j'allai enfin revêtir ma tenue de cérémonie et coiffer la casquette de Commodore que vous savez. Nous étions tous alors assez confiants, et attendîmes les événements.
Le cortège Neptunien, comme vous le
démontrent les images de mon Chef-Mécanicien, avait belle allure.
Notre Huissier paraissait plein d importance, réussissant, malgré le
vent malencontreux à maintenir sa toque en tête. La barbe de Neptune
ainsi que sa couronne paraissaient — étant probablement étudiées à
cet effet — pouvoir résister aux plus forts coups de vent, alors que
sa belle robe à étoiles découvrait majestueusement de temps à autre
le galbe impeccable de ses mollets.
« Majesté, « Mon navire pénétrant dans votre royaume en ce dernier jour de Thermidor an 168, 18e jour d'août 1960 des terriens, j'estime excellent que se soit sur le « Jean Schneider » reprise et célébrée dans l'allégresse des jeunes qui sont mes compagnons, une tradition trop périmée. Je désire que tous à bord soient dès ce moment investis de votre confiance ainsi que de votre permission de circuler à travers ces parages dans un esprit de discipline librement consenti. « Un certain nombre d'entre nous et moi-même, il y a hélas de longues années, ont déjà franchi et repassé maintes fois vos frontières ensoleillées. « Il vous appartient aujourd'hui d'en accorder ou d'en refuser l'accès. « J'attends de votre Majesté la décision qu'il vous plaira gracieusement d'exprimer devant tout l'Équipage rassemblé. »
L'assistance, sauf bien entendu les
souverains, voulut bien applaudir spontanément mon speech, ce qui me
toucha beaucoup et je pris alors la place qui venait de m être
offerte. Mon Chef-Mécanicien et divers possesseurs de caméras nous
mitraillaient sans arrêt de leurs objectifs. Une grande activité
régnait sur le podium et nous étions tous comblés de satisfaction.
Le Chef des Ambassadeurs attaqua bientôt son discours en ces termes :
Votre Majesté, Messieurs les Juges et les Jurés, « En ce jour plus que solennel où le soleil brille dans la nature comme dans les cœurs, permettez à votre serviteur humble et dévoué de vous présenter, selon les rites coutumiers, ce lot de néophytes. Ce sont de vulgaires mortels qui désirent être initiés à votre culte. C'est à cet effet, qu'aujourd'hui,avant de voir leurs vœux réalisés et de pouvoir pénétrer dans votre Royaume immense, où règne à la fois la joie, l'allégresse et l'amour, ils désirent subir devant votre cour les dernières et suprêmes épreuves qui en feront vos fidèles sujets. « Bien sûr, vous aurez sur eux tous les droits et nul autre que vous ne pourra leur donner ce titre leur permettant de joindre les horizons les plus éloignés. Par ce baptême ils deviendront vos nouveaux disciples qui vénéreront la douceur des eaux. Car de votre Palais, qui n'est autre que les fonds marins, vous régnez sur tout l'Univers, pouvant d'un seul geste déchaîner la furie des eaux ou bien faire surgir devant le navigateur épuisé la Terre où il retrouvera son bonheur. « Que votre Majesté soit clémente devant ces faibles créatures qui vont venir se prosterner devant elle, car leur courage est bien défaillant et leurs forces éphémères. « Avant de me retirer et de laisser place à la cérémonie de l'initiation, je vous invite, vous les anciens, à manifester votre attachement, confiance et admiration à notre Dieu suprême et vénéré. Crions mes frères, crions ensemble : Gloire à Neptune ! »
L'orateur avait composé son
allocution en compagnie des provinciaux fort bien sélectionnés que
vous m'aviez adjoints comme pilotins et je remarquai avec bonheur le
plaisir que parût éprouver sa Majesté en l'écoutant. Elle s'adressa
bientôt à nous d'une fort belle voix de basse, sans doute exercée
depuis longtemps dans les profondes cavernes aquatiques de son
royaume.
Au Commandant, « Moi Neptune, dieu des Mers et des Océans, déclare, nul ne peut être admis dans le Royaume du Tramping Océanique sans être averti de la religion des zones équatoriales. « En foi de quoi, je vous demande de me présenter les membres de votre équipage n'ayant pas subi les épreuves d'initiation, afin que votre navire soit admis dans mon Royaume. Que ces mortels impurs implorent leur grâce auprès de notre bien-aimée épouse Amphitrite et qu'ils craignent notre puissance à travers les siècles. « Quant à vous, mes fidèles sujets, et à vous Ambassadeurs de nos alliés des territoires occidentaux, veuillez prendre place et que Cérémonie commence. »
Aux Ambassadeurs ! « Devant tous, moi Neptune, roi des Mers et des Océans accepte vos créances, vous absous de vos fautes et vous permets de siéger à mes côtés durant les épreuves d'initiation. « Huissier ! Présentez-nous les premiers néophytes ! »
Il ne restait plus à ce moment qu'à faire avancer les misérables postulants qui grelottaient sous leur numéro au bout de la dunette. Courant sous le fouet et les chicottes des gardes du corps, empêtrés dans les sacs où on les obligeait à se mesurer à la course,ils finirent par arriver après maintes chutes et suant d'angoisse au pied de l'estrade où mon barbier et ses acolytes, après les avoir consciencieusement barbouillés avec un pinceau n° 2 et rasés avec un grand coutelas les précipitèrent un par un dans la piscine où l'on maintenait, grâce à la manche, une hauteur suffisante d'eau tropicale. Ils étaient dès ce moment livrés aux sbires de sa Majesté dont les chefs étaient surmontés d'impressionnantes plumes, et durent, à en juger par les exclamations qu'ils poussèrent, subir des outrages considérables. Je ne pouvais, de ma place, voir grand'chose, et n'osai la quitter pour ne point froisser le Souverain qui demeurait impassible. Quelques récalcitrants avaient pu s échapper au cours de leur épreuve, mais furent rapidement ramenés à la raison et jugés sur place par le tribunal qui siégeait à nos côtés. Après plaidoirie de notre universel Majordome, ce fut, comme vous le voyez sur les images, le défilé, genoux au sol, devant sa Majesté, qui fit avaler à chacun de ces hommes une ou plusieurs olives pimentées que Mme la Ligne présentait sur un plateau argenté. Tous furent très éprouvés par ces mets auxquels ils n'étaient pas accoutumés et durent boire quelques pintes d'eau salée pour les faire passer. Mais ils étaient chaque fois récompensés par 1 imposition du trident sur leurs épaules grelottantes et ils écoutèrent tous avec ravissement la formule rituelle suivante prononcée par Neptune :
« Je te baptise, moi Neptune, Roi des Mers et des Océans et fais de toi... (nom de poisson) un enfant de la Ligne. »
La cérémonie touchant à sa fin, j'eus la grande surprise de voir Mme la Ligne retirer sa couronne, poser son sceptre, et descendre lentement, revêtue de sa belle robe, l'échelle du podium pour se présenter devant mon barbier... Je pensai aussitôt qu elle avait perdu l'esprit ou qu'elle en était tombée amoureuse. J'étais toujours fort intrigué et m'apprêtai à intervenir en cas de besoin quand je la vis à son tour précipitée la tête la première et sans douceur dans la piscine par ce jeune homme que je n'eus pas le courage de réprimander tant il avait élégamment fait les choses. Cette dame ne paraissait pas savoir nager, et les sauvages de service, pris très au dépourvu, faillirent la (laisser se noyer, ce qui eut été regrettable. Elle remonta cependant aussitôt sur le podium, imperturbable sous sa pâleur, et tordant ses longs cheveux ruisselants, elle remit sa couronne puis reprit son sceptre et son plateau argenté. Je fis à sa Majesté grand compliment pour ce courage, mais elle avait semblé trouver cet épisode fort naturel. J'en conclus qu il faisait partie du protocole et n'osai insister, d'autant plus que le Souverain prit bientôt lui-même la parole :
Très chers amis et très fidèles sujets, « Il m'est très agréable que vous ayez rendu hommage à la puissance et à la beauté de notre bien-aimée épouse Amphitrite et déclare vous accepter dans mon Royaume ce qui en augmentera la population d'un groupe de fidèles honnêtes et sûrs. »
J'offris alors, parce qu'il faisait très froid, un punch général pris sur vos réserves et qui fut aimablement partagé par nos hôtes. Le cortège reprit ensuite et sans perdre de sa dignité le chemin du magasin, et disparut bientôt dans l'échelle de commandement. Nos néophytes et nos catéchumènes, ragaillardis par le punch, ne cachèrent pas, au cours des agapes qui se prolongèrent fort avant dans la nuit, leur joie d être enfin initiés et d'être devenus de vrais enfants de la Ligne. Le « Jean Schneider» n'arrêtait cependant pas de filer ses 15 nœuds, et nous conduisit, sans incidents comme vous le savez, à San Juan puis en Italie. Les Filles, toutes brunes et cupides qui accueillirent nos marins à Gênes, au fond des trattorias sordides mais constellées d'images de Madones, ou dans l'ombre complice des porches solennels des bas quartiers encombrés de marbres et de cariatides, n'ont point, je le pense, reçu leurs confidences sur cet épisode pourtant remarquable de notre long voyage. Notre navire resta, comme partout, fort peu de temps le long du quai, et nos gens me parurent alors avoir mieux à faire que de conter à de telles créatures cette histoire bien belle, mais aussi bien compliquée, et qu'elles n'eussent sans doute pas comprise. Nous avons, sitôt notre minerai déchargé, et ainsi que vous me l'aviez ordonné, fait route sur le port de Baltimore d'où je vous mande cette adresse, en vous priant d'excuser mon retard, et ce trop long compte rendu.
Respectueusement vôtre, Capitaine ICART,
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