Henri CANGARDEL Souvenirs personnels
J'ai eu le grand et triste privilège de m'entretenir avec le Président Henri Cangardel de nos souvenirs, presque jusqu'à la veille de sa mort. Je fis sa connaissance le 28 juillet 1931... par téléphone. Alors que je commandais le paquebot « Cuba », la Compagnie Générale Transatlantique m'avait demandé d'étudier une croisière qu'elle projetait vers le Grand Nord. Il s'agissait d'un voyage avec quelques 350 passagers vers le Spitzberg en faisant escale en Ecosse, puis aux îles Orcades, aux îles Ferôe, en Islande et enfin dans les baies « Magdalena », « King-Bay » du Spitzberg ; retour par le Cap Nord, les îles Lofoten et les fjords de Norvège, et enfin Bergen, avant de rentrer au Havre. Ce projet me plaisait beaucoup. D'abord parce qu'il me donnait l'occasion de sortir des sentiers battus de la mer des Caraïbes et qu'il me permettait de satisfaire ma curiosité de marin, toujours avide de connaître des pays nouveaux. Ce n'était pas de tout repos, d'abord parce que le « Cuba » était le premier transatlantique à faire route vers ces contrées et aussi parce que l'hydrographie du Spitzberg laissait beaucoup à désirer. Les pointillés de certaines cartes en faisaient foi. Et enfin, il fallait se méfier des icebergs sur ces routes désertes. Mais malgré ces conditions, j'étais particulièrement satisfait de me voir confier cette aventure. C'était l'époque où la Direction de la Compagnie Transatlantique était en complète réorganisation après avoir été très ébranlée par une grave crise financière. Henri Cangardel, dont on parlait beaucoup, avait fait ses preuves en exploitant avec succès quelques navires démodés dont personne ne voulait. C'est lui que l'on appela pour prendre la Direction de la Compagnie Générale Transatlantique. Je ne l'avais jamais rencontré. Le matin de mon départ pour le grand périple (le 28 juillet 1931) le téléphone retentit dans mon bureau : — Allô, Commandant Thoreux ? — C'est moi-même. — Ici votre Directeur Général Henri Cangardel. — Mes respects Monsieur le Directeur. — J'aurais beaucoup désiré aller au Havre faire votre connaissance et parler avec vous de ce voyage un peu spécial. Mes occupations ne me le permettent pas. Votre réputation de marin est venue jusqu'à moi. Vous avez toute ma confiance et je partage par avance toutes vos décisions pour conduire à bien cette expédition. Bon voyage. J'espère vous voir à votre retour ! Un peu interloqué, j'ai à peine le temps de remercier... et le téléphone est coupé. Cette conversation téléphonique est le début d'une longue vie de travail en commun, avec de ma part une profonde admiration pour l'homme qui, d'une main ferme tenait le gouvernail de cette Compagnie qui en avait grand besoin. Sans le moindre incident, cette croisière s'achève au Havre à la date prévue. Le jour de l'arrivée, Henri Cangardel était sur le quai. Après avoir pris contact avec les passagers et écouté leurs éloges sur le voyage, il était monté sur la passerelle. Entrant dans mon bureau, les mains tendues vers moi, avec le sourire que je n'oublierai jamais, il m'avait chaudement félicité en me disant sa joie et sa satisfaction des éloges qu'il venait de recueillir de la bouche des passagers. C'était notre première rencontre ! J'avoue que je fus très impressionné de ce premier contact, qui pendant quelques quarante années devait s'épanouir sans la moindre faille. Je fus le témoin de son labeur acharné, de son jugement et de son optique prophétique des problèmes et en même temps, de sa grande bonté pour ses collaborateurs, du plus grand au plus petit. Cette grandeur d'âme le dotait à mes yeux d'une auréole spéciale qui renforçait mon attachement à cet homme d'exception. Henri Cangardel prit une part imposante à l'étude sur le plan politique et économique du futur paquebot « Normandie ». Il s'agissait, on se le rappelle, de construire un paquebot d'un tonnage imposant, susceptible de faire la traversée du Havre à New York en moins de cinq jours, c'est-à-dire deux voyages complets tous les mois, séjours dans les ports compris. Ce projet grandiose fut vivement combattu par une fraction du Parlement et par l'opinion publique qui le qualifiait de « gigantisme ». Henri Cangardel tint tête et s'entoura de précieux collaborateurs, tant de la Compagnie sous la direction de M. Romano, que des Chantiers de Penhoët et de leurs équipes d'ingénieurs universellement renommés. Récemment encore, je me plaisais à lui rappeler les heures inoubliables que nous vécûmes lors des premiers voyages de notre beau navire. Je dois dire que ces souvenirs le passionnaient et voulant abréger ma visite, pour ne pas le fatiguer, il me priait de rester, tant ce sujet était présent à sa mémoire. Le succès de ce grand navire faillit être très compromis par les vibrations qui se produisaient à la partie arrière de la coque et qui étaient fort désagréables pour les passagers. La Direction décida d'arrêter le navire afin d'essayer par tous les concours possibles de remédier à ce gra¥<e inconvénient. Parmi beaucoup de modifications dont certaines furent inutiles et même nuisibles, un ingénieur de la Compagnie Générale Transatlantique, M. Mérot du Barre, proposa de remplacer les hélices à trois pales par des hélices à quatre pales, celles-ci à recouvrement, afin d'éviter les projections d'eau sur la partie fine de la coque arrière, dont les chocs pouvaient se transmettre au navire, en ébranlant son armature. Ce projet fut jugé très intéressant par Henri Cangardel, et il en fut ainsi décidé. L'essai à la mer me fut confié pour exécution. J'appareillais du Havre avec une foule d'ingénieurs de toutes provenances ayant participé à de multiples modifications. Malgré une certaine angoisse, Henri Cangardel était confiant. Après avoir gagné les grands fonds au large d'Ouessant afin d'éviter les décrochements toujours désagréables des moteurs synchrones, par petits fonds les essais commencèrent. Après avoir donné l'ordre de monter en allure jusqu'à trente nœuds, Henri Cangardel et moi-même allâmes nous poster à la partie arrière du navire, là où les trépidations étaient les plus plus désagréablement amplifiées. Après une heure d'attente où aucune vibration ne se manifestait, j'appelai l'officier de quart au téléphone : — Allô, passerelle ! Qu'attend-t-on pour monter en allure ? — Commandant, suivant vos instructions, nous sommes à trente nœuds depuis plus d'une demi-heure... Ce fut un cri de joie des ingénieurs et des curieux qui nous avaient suivis. Tous se dirigeaient vers le poste de radio pour câbler l'heureuse nouvelle. Henri Cangardel était radieux. Je vois encore son sourire et sa joie. Il planta debout sur une table un crayon qu'il tenait en main... celui-ci ne bougea pas ! C'était, pour cet homme qui avait tant lutté, une magnifique apothéose. Nous fîmes dans l'Atlantique une journée complète d'essais à toute vitesse. Les vibrations avaient complètement disparu. L'avenir s'ouvrait plein de promesses pour notre beau navire. Henri Cangardel, comme chaque fois qu'il entreprenait quelque chose de grand, avait gagné !
Commandant Pierre THOREUX, Ancien Commandant du « Normandie ». Source B-60, avril 1971.
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